À cette heure-ci, il n’y a encore que peu de monde, la musique n’est pas encore couverte par les éclats de rire d’un homme qui a un peu trop bu, et surtout, il n’y a pas de client doté d’AK47 à la place des yeux à qui le jeune barman pourrait tenter de soutirer des informations de toute fraicheur. Non, il y a juste un petit groupe de femmes aux ragots aussi palpitants qu’un feuilleton sur la reproduction des sauterelles et des hommes d’affaires venu ici pour râler au sujet de leur banquier. Et Daï déteste quand il n’y a rien de mieux à faire qu’essuyer encore et encore le même verre, lui qui quelques mois auparavant n’avait encore jamais essuyé la vaisselle de sa vie. C’est dans ce genre de moment qu’il maudit son patron, pour ne pas lui autoriser à emmener son ordinateur au pub. Au moins, son temps serait rentabilisé, mais non, lui ne veut pas. Le jeune homme lui a pourtant proposé de multiples arrangements, mais pas moyen de lui faire entendre raison, cet homme est aussi borné que son père.

Daï repose son torchon, tout d’un coup énervé. Penser à son père le met toujours dans cet état. On aurait pu penser qu’avec le temps, il lui aurait pardonné son manque de tact affligeant, mais non, il n’y était toujours pas parvenu. Le temps avait même empiré les choses. À présent, le jeune barman est sur le point d’exploser à la moindre évocation de son père. Mieux vaudrait éviter de croiser le patron avant qu’il ne soit calmé… mais heureusement ce n’est pas lui qui entre dans le pub, un PC sous le bras, mais un simple client. Une minute… un PC ? Daï se redresse en reconnaissant le nouveau venu : Dae Ho. La soirée s’annonçait peut-être moins longue à commencer que prévu…

Le jeune barman rend son sourire à Dae Ho, qui vient de s’installer sur un tabouret, son ordinateur déjà allumé. Voilà au moins une personne qui sait profiter de la vie ! « Tu me sers un americano, s'il te plait ? » En guise de réponse, Daï acquiesce avant de commencer à préparer la commande, silencieusement. Le calme avant la tempête comme on dit, car le jeune barman prépare déjà ses armes : son aîné est bien trop mystérieux pour échapper à la grande curiosité du jeune homme. « Et voilà ! » dit-il enfin en posant le cocktail devant Dae Ho. Puis il enchaîne, de son air innocent : « N’en abuse pas trop non plus, surtout pendant que tu bosse hyung. » Glissade sur le côté… « Au fait, c’est vrai ça, tu ne m’as jamais dit ce que tu faisais exactement comme travail. La dernière fois tu t’es contenté de me regarder comme on regarde un singe dans un zoo. » … et attaque frontale !

Tout en préparant la boisson, Daï observe du coin de l’œil son aîné. De l’endroit où il est, il ne peut voir l’écran de l’ordinateur, ce qui est bien dommage, mais ce n’est pas ça qui l’intéresse pour le moment. Dae Ho est très mystérieux, depuis le début, le jeune barman n’a pas eu l’occasion de lui soutirer le moindre petit détail, même anodin, sur sa personne. Une vraie tombe, ce qui a le don d’attiser encore plus la curiosité du jeune homme.

Daï finit par déposer la commande devant le client. Il aurait bien tenté de jeter un œil sur l’écran, mais niveau discrétion, ses entrées en matière passeraient pour des techniques très avancées en comparaison. Il n’a donc d’autre choix que de se satisfaire d’une observation détaillée de l’aîné, pendant que ce dernier prend son temps pour lui répondre. « N'exagère pas non plus, je suis plutôt du genre à défendre la cause des singes, tu sais ? » On dit souvent de Daï qu’il est un bon public et qu’il a tendance à rire très facilement, mais en ce début de soirée, Dae Ho devra se satisfaire d’un sourire un peu frustré : « Me voilà rassuré… » À ce rythme-là, le barman n’est pas prêt de lui tirer les vers du nez, mais il n’est pas non plus prêt à abandonner si vite. Finalement, le plus âgé reprend la parole… le temps d’un instant, Daï a cru pouvoir bénéficier d’une fleur de la part client, mais si tel est vraiment le cas, la fleur est fanée. « Fais le si ça t’amuse, répondit-il en haussant les épaules, je n’ai rien à cacher en ce qui me concerne. » Dae Ho a enfin décidé de lâcher son écran des yeux, offrant la possibilité à son jeune interlocuteur de le regarder droit dans les yeux, scrutant le regard mystérieux du hacker. Puis finalement, le plus âgé reprend, à la surprise de Daï qui s’attendait à présent à devoir batailler pour obtenir ne serait-ce qu’une simple réponse. « Mon patron sera heureux de l’apprendre. »

C’est avec beaucoup d’agacement que Daï se tourne vers un autre client qui vient d’arriver – un des hommes d’affaires – pour lui préparer la boisson qu’il désire. Quand il s’est enfin débarrassé de lui, Dae Ho fixe toujours son ordinateur. Le jeune homme ne s’était jamais rendu compte à quel point ce pouvait être horripilant que d’être à côté de quelqu’un martelant un clavier d’ordinateur, puisque d’ordinaire, c’est lui qui se trouve à cette place. « Pourquoi tant de mystères hyung ? Ça ne fait que me rendre encore curieux… et plus je suis curieux, plus je suis chiant. »

C’est frustrant. Très frustrant même : plus Daï parle avec son aîné, plus il sent que les mystères de Dae Ho pourraient être intéressants. Ce n’est plus une question de fierté personnelle, ou de curiosité aux yeux du plus jeune, mais plutôt de nécessité : il doit savoir la ou les choses qui rendent le plus âgé si mystérieux. Le barman bouillonne d’envie d’arracher l’ordinateur des mains de son possesseur, pour pouvoir réellement lui parler face à face, et non à quelqu’un qui ne répond qu’à moitié présent dans la discussion, trop captivé par l’écran devant lui. Pour la première fois de sa vie, Daï réalise ce qu’il a fait subir à son père… c’est si frustrant ! L’interruption d’un autre client rend les choses encore plus énervantes : pourquoi il obligé de se ramener quand Daï est occupé ?!

Irrité, le jeune barman l’est, quand il se tourne à nouveau vers Dae Ho. Le voir encore plongé dans son univers informatique l’irrite encore plus, mais c’est tout de même quelque peu amusé qu’il se rend compte de cet énorme très commun qu’ils partagent tout les deux : avec un ordinateur dans le champ de vision, même une bombe nucléaire ne pourrait les détacher de l’écran. Mais quand Daï est obstiné, il peut faire plus de dégâts que la plus grande bombe nucléaire jamais inventé… à quelque chose prêt. C’est alors qu’il repart à l’attaque, de nouveau motivé pour cette bataille acharnée. Une première victoire : croiser de nouveau le regard de Dae Ho, ce dernier s’est enfin décidé à lever les yeux de son ordinateur, fixant son regard dans celui du plus jeune. C’est dans une application parfaite du célèbre adage « la meilleur défense est l’attaque », que l’aîné lui répond, cette fois-ci réellement présent dans la discussion. « Tu esquive tout le temps mes questions, et quand tu daigne me répondre, je n’ai jamais le droit à de vrais réponse… ce sont des raisons suffisantes pour moi de te trouver mystérieux. » A la question de Dae Ho, le jeune barman hausse les épaules, puis répond, après un court moment de réflexion : « Être barman n’est pas le métier le plus palpitant qui soit, alors j’essaie de m’occuper comme je peux, et je trouve qu’essayé d’en savoir plus sur clients réguliers, ça occupe assez bien… »

L’évocation d’un « bon coach » attire soudain l’intérêt du barman. A défaut de pouvoir savoir dans quoi travail son client, Daï a au moins un petit quelque chose à se mettre sous la dent. « Un bon coach ? Qu’est-ce qui peut bien pauser plus de question qu’un barman de dix-sept ans en manque d’histoires intéressantes à découvrir ? »

En ce qui concerne le suspens, Dae Ho est doué, très doué. Mais la fameuse histoire du coach n’est pas celle que Daï attend d’éclaircir avec le plus d’impatience, alors à moins bien sûr qu’un retournement de situation surprenant change à nouveau les choses, le barman semble assez bien partit pour prolonger la discussion plus longuement, et espérer en tirer de bonnes choses. « Il faut vraiment que je rencontre ce coach, s’il est si doué… » Daï a à présent repris confiance, certainement parce qu’il peut enfin regarder son « adversaire » en face, sans chercher à croiser son regard. Il sait qu’il a enfin toute l’attention qu’il mérite, et au fond de lui, il sait que ça lui a toujours plu d’en recevoir.

Satisfait de sa « nouvelle situation », en attendant une réponse de Dae Ho, qu’il espère ne tardera pas trop à venir, Daï prend quelques courtes minutes pour se préparer une boisson simple et peu alcoolisé… il ne tient pas vraiment à l’alcool, et terminer la soirée à vomir ses tripes ne lui fait guère envie. Il commence à peine à gouter son cocktail allégé en alcool quand l’aîné lui fait le plaisir de ne pas le faire mariner plus longtemps. La réponse n’est pas tout à fait celle qu’imaginait Daï… résultat des choses, il manque de recracher sa boisson au visage du client en comprenant qui était vraiment le coach en question. « T’a un gosse ?! » Regardant d’un œil nouveau Dae Ho, comme s’il ne s’agissait pas de la même personne que quelques minutes auparavant, le plus jeune ne peut y croire : son aîné n’est pas le genre de personne à donner l’impression d’une belle petite vie avec une compagne et un gosse. Son regard mystérieux et parfois même un peu sombre laisse plus présager d’un malheur que d’une petite vie de père de famille. « Non… je penche plus pour celui de quelqu’un d’autre… me dis pas que tu sors avec une fille-mère ? »

Un sourire taquin sur les lèvres, Daï reprend une gorgée de sa propre boisson, comprenant peu à peu que si tel était bien le cas, sa manière de le dire pouvait passer comme étant assez péjoratif. À présent complètement effacé, son sourire laisse place à de la gêne, mêlé à un sentiment de tristesse vis-à-vis de sa mère. « Euh, je n’aurais peut-être pas dû le dire comme ça… je voulais pas me montrer offensant. » Le ton de sa voix diminua, jusqu’à s’éteindre, soudain très mal à l’aise.

Daï aurait aimé pouvoir disparaître à cet instant précis. Dae Ho lui confirme qu’il est offensant, ce qui ne manque pas de rendre le plus jeune encore plus gêné et honteux. Il avait parlé trop vite, encore une fois. Depuis le temps, il aurait dû apprendre à tenir sa langue… mais non, il n’avait pu se retenir, excité à l’idée d’en savoir plus sur le mystérieux hackeur. Ce dernier lui dit alors que ce n’est rien, le plus jeune aimerait en effet pouvoir se convaincre d’oublier sa gaffe et son impolitesse, mais ce n’est pas une tâche facile. C’est à peine s’il réagit quand le client lui annonce qu’il a tort… en partit ? Même gêné, la curiosité sans limite du jeune barman ne peut s’empêcher de pointer à nouveau son museau, néanmoins très vite muselé par Daï, qui préfère éviter une autre gaffe.

La délivrance arrive enfin quand Dae Ho lui demande un autre americano. Il a enfin l’occasion de détourner le regard, le temps de reprendre ses esprits. D’ordinaire, il n’est pas si gêné quand il a la langue trop pendue, mais pour avoir vécu lui-même ce genre de remarque offensante, il sait que ça peut faire très mal. Daï hoche la tête, puis prépare une nouvelle fois la boisson demandé. À ses débuts comme barman, c’est à peine s’il savait quel gout avait l’alcool, son père l’ayant toujours interdit d’en boire tant qu’il ne serait pas majeur… s’il savait qu’aujourd’hui il préparait des boissons alcoolisés à la chaîne, il serait bien capable de l’égorger vif. L’idée de faire quelque chose que son père n’aimerait pas avait rendu le jeune barman plus avide encore de travailler dans un pub, et il avait appris à préparer les différents cocktails de base plutôt rapidement, si bien qu’aujourd’hui, il pourrait les préparer les yeux fermé. Pourtant, quand Dae Ho reprit la parole, le barman perdit le fil, ne sachant plus vraiment ce qu’il venait de verser dans le verre. Il lui fallut de longues secondes pour terminer correctement la boisson. En se retournant vers le client, pour lui donner sa boisson, il ne leva pas les yeux, soudain passionné par la peinture du bar. Visiblement, Dae Ho aussi est très doué pour poser les questions qui gênent. « C’est à mon tour de subir les questions, c’est ça ? »

Finalement, Daï détache son regard du magnifique bar. « Non… j’ai juste grandi dans un milieu où c’est encore un sujet très tabou. » Un mensonge bien sûr. On avait toujours dit au jeune homme qu’il ne devait dire à personne qu’il était un fils bâtard, et même après avoir quitté le domicile familial, mentir à ce sujet lui était devenu une habitude trop présente pour l’abandonner si facilement. Et la mort de sa mère était encore trop fraiche pour qu’il puisse en parler de vive voix…  

Daï s’en veux un peu de reprocher à Dae Ho d’esquiver chacune de ses questions, alors que lui-même n’est pas foutu de lui répondre à une seule sans mentir. L’aîné a raison après tout, s’il veut qu’on le laisse tranquille, il n’a qu’à pas l’ouvrir. Mais la curiosité l’emporte toujours.

Alors que Dae Ho se replonge dans son univers informatique, Daï profite de ce répit pour remettre ses idées en place : la question de son aîné lui a fait perdre le fil de ses propres « investigations ». Pourrait-il vraiment tirer quelques choses de lui ? Depuis quelques minutes, il ne sait plus vraiment s’il veut absolument avoir ses réponses pour satisfaire sa fierté personnelle, ou pour sa vengeance. Après tout, rien ne lui dit si ce n’est l’air mystérieux du client, que Dae Ho pourrait être une source d’informations intéressantes.

Occupé par ses pensées bien loin du monde réel, Daï est tout à coup ramené à la réalité par la voix de son aîné. Distraitement, il lui répond : « Hyung Daï, mais personne ne m’appelle comme ça, pourquoi ? » Le barman se retourne vers le client, celui-ci martelant le clavier de son ordinateur. C’est avec beaucoup de honte, qu’au bout de très longues minutes, l’information monte au cerveau : Dae Ho l’avait prévenu lui-même. Et ainsi comme dans un film, la voix de l’aîné ressurgit : « je pourrais très facilement trouver tout un tas d'infos sur toi ». Fronçant les sourcils, il se demande s’il le ferait vraiment… mais lui-même serait bien capable d’utiliser le moyen d’internet pour en apprendre plus, s’il ne se doutait pas que Dae Ho était trop intelligent pour laisser sa vie ouverte à n’importe quel petit hackeur un peu curieux. Il n’avait pas donné son nom entier, juste son prénom, mais ça suffirait certainement, après tout son père avait eu la bonne idée de lui donner un prénom peu commun, qui par-dessus le marché faisait plus penser à une marque de voiture qu’à un vrai prénom : il ne devait pas y avoir une centaine de Hyung Daï né il y a dix-sept ans et il suffirait d’un acte de naissance pour découvrir la vérité sous le mensonge du barman. « Euh… hyung tu fais quoi ? »

Mais d’ailleurs, pourquoi ça l’inquiète tant ? C’est son père qui veut que la bâtardise de son dernier fils ne se sache pas, pas lui. Il avait menti par habitude, mais ça ne changerait pas grand-chose que Dae Ho découvre par lui-même la vérité, tant qu’il ne lui posait pas de question sur sa mère… Finalement, Daï pourrait même tirer parti de ça, combien de temps lui faudrait-il pour trouver les informations qu’il cherche ? À quel point était-il doué en informatique… à l’écouter, il semblait plutôt doué, mais le voir dans le cœur de l’action, c’était bien mieux que n’importe quelle déclaration. Espérant que son excitation, qu’il a de plus en plus de mal à contenir, passera pour de la tension, il attrape un torchon, essuyant un verre certainement sec depuis longtemps.

« Tu devrais écouter quand les gens te parlent, surtout si tu es si curieux. Tu te rappelles de ce que je t'ai dis sur mon métier ? » Daï retiens de justesse une grimace : Dae Ho a raison, il a été vraiment idiot sur ce coup-là, il s’est fait avoir comme un débutant, avait parlé sans réfléchir comme à chaque fois qu’il était distrait. Il allait falloir arranger ce problème, car là encore, son aîné disait juste : révéler qui il était à un inconnu, un client qu’on avait harcelé de question pour satisfaire sa curiosité, n’était pas une idée de génie. Qui plus est quand une guerre faisait rage… le barman cogita quelques minutes sur les paroles de Dae Ho : il sentait qu’il devrait se rendre compte de quelque chose, un détail caché dans la remarque du plus vieux, mais il n’arrivait pas à mettre la main dessus. Ah si ! « Mais, dis-moi… tu sembles en connaître pas mal sur le sujet. Tous les clients qui passent ici ne parlent pas de cette guerre comme s’ils y étaient directement mêlés, à vrai dire, la plupart l’évoquent même comme ils évoqueraient une guerre dans un pays étranger. Mais toi, ce n’est pas le cas. »  

Reposant le verre sec et archi-sec, il s’accoude contre le bar, avant de poser la question qui lui brûle les lèvres, baissant tout de même le ton pour ne pas attirer l’attention d’autres clients indiscret : « Tu n’es pas seulement quelqu’un de doué en informatique n’est-ce pas ? » À présent, Daï en ai sûr : Dae Ho est le genre de client qui l’a poussé à devenir barman, le client qui en sait long sur le sujet qui intéresse le plus le jeune homme.

Petit à petit, il se sent approcher de son but, même s’il sait parfaitement que l’avancée qu’il vient de faire n’est que trop petite, Dae Ho n’est certainement pas le genre de personne à tout raconter si on lui demande… peut-être même que Daï ne pourra rien obtenir de lui, mais cette perspective ne lui plait guère, et il ne préfère pas y penser. Même s’il doit y passer des années, il lui tirera les vers du nez, pour sa vengeance, mais aussi pour son amour-propre. « J’imagine que si je te demande quel rôle tu joues exactement dans cette guerre, je n’aurais pas le droit à une vrai réponse… »